Le préjudice écologique consacré par la jurisprudence – Arrêt de la cour d’appel de Liège du 26 mai 2021
J.L.M.B. 22/48JLMB – 350 – 2022.8
Le préjudice écologique consacré par la jurisprudence : Winston Churchill ou Neville Chamberlain ?
L’arrêt de la cour d’appel de Liège du 26 mai 2021 : état sur la reconnaissance et la réparation du préjudice écologique
Comment faire face aux enjeux environnementaux ? La politique des gouvernements
est souvent considérée comme simplement déclaratoire et désespérément timorée. La justice est-elle frappée du même syndrome ? S’autorise t’elle la hardiesse de Churchill ou se complaît-elle dans la prudence de Chamberlain ?
Longtemps posté en bout de chaîne, le juge du fond a, désormais de plus en plus souvent, l’occasion de prendre position sur des thématiques environnementales. Outre les poursuites pénales exercées par le ministère public, les actions civiles visant à réparer le dommage écologique se multiplient. Toutefois, de nombreux obstacles dont certains sont liés à une culture juridique peu adaptée doivent être surmontés ; tant la recevabilité que les questions liées à la réparation effective du préjudice écologique restent des questions complexes auxquels le juge doit se confronter(1). L’audace ou l’inspiration du juge sont-elles suffisantes pour faire évoluer notre système juridique ? L’adaptation de notre Code judiciaire ou la reformulation de l’article 1382(2) est-elle indispensable pour permettre au principe de préjudice écologique et sa réparation civile de s’émanciper ? L’arrêt de la cour d’appel de Liège du 26 mai 2021 est à cet égard révélateur.
Le préjudice écologique en Belgique, d’où venons-nous ?
Quant à la reconnaissance :
Un frein à la reconnaissance effective du préjudice écologique tient sans doute aux difficultés d’accès au juge pour les associations de protection de l’environnement. Depuis 1982, la Cour de cassation requiert du demandeur qu’il démontre un intérêt né, actuel, personnel, direct et propre (3). Partant, la Cour estime qu’une personne morale ne peut introduire une action poursuivant uniquement un objectif statutaire (4) ou un objectif d’intérêt général(5). La jurisprudence dite « Eikendaele », sera confirmée par deux arrêts le 9 novembre 1983 et le 25 octobre 1985 en matière pénale environnementale (6). Toutefois, à la suite des engagements internationaux pris par la Belgique (notamment la signature de la convention d’Aarhus-7-), la jurisprudence de la Cour de cassation va évoluer en reconnaissant, au domaine environnemental, une certaine spécificité (8). Le 11 juin 2013, la Cour de cassation va ainsi juger qu’une personne morale qui, en vertu de ses statuts, a pour objet la protection de l’environnement, a l’intérêt requis pour mener une action en justice qui vise à contester les agissements et négligences de personnes privées et d’instances publiques qui seraient contraires aux dispositions du droit de l’environnement (9). L’accès à un juge pour les associations s’ouvre.
Quant à la réparation :
L’article 1382 du Code civil est le socle de notre droit de la responsabilité. Son application par la jurisprudence a évolué au fur et à mesure des transformations de la société que ce soit au niveau technique ou au niveau culturel. Le contentieux environnemental y apporte un nouveau défi.
Traditionnellement, le dommage collectif, n’est pas indemnisable sur la base de l’article 1382 qui requiert un dommage causé « à autrui ». Le Conseil d’État le reconnaît en définissant le préjudice écologique collectif qui comprend : « les atteintes aux services rendus à la collectivité par l’environnement », et le préjudice écologique pur qui « se distingue ainsi des préjudices écologiques lésant directement une multitude de personnes, qui ont des conséquences économiques ou morales, et qui ne sont en réalité qu’une addition de préjudices individuels ; que, dans la notion de préjudice écologique pur, ce n’est pas une ou plusieurs personnes qui sont frappées, mais la nature dénuée de toute personnalité juridique, même si, par répercussion, l’humanité peut être atteinte » (10). Ces deux types de préjudices écologiques (pur et
collectif) ne peuvent ainsi pas être portés par une association, même disposant d’un objet statutaire large et ne sont pas réparables sur la base d’une interprétation traditionnelle de l’article 1382 (11) (12).
Le dommage écologique personnel ou le dommage moral causé aux associations de protection de l’environnement sont susceptibles d’être indemnisés. Néanmoins, l’évaluation du dommage et le calcul précis de l’indemnisation sont rendus complexes par notre régime de responsabilité civile. Le préjudice écologique personnel est constitué outre d’une atteinte aux droits d’une ou plusieurs personnes précises, d’un préjudice causé à un milieu naturel et aux choses vivantes dans ce milieu. L’atteinte aux personnes est certes facilement identifiable et réparable (patrimoine affecté, santé touchée) mais le préjudice environnemental est souvent impossible à rattacher à une personne juridique déterminée et par conséquent à évaluer concrètement. Le dommage peut consister en un dommage matériel et un dommage moral. Le dommage moral est forcément fixé ex aequo et bono mais requiert tout de même du juge qu’il motive l’impossibilité d’évaluer autrement le dommage (13). L’évaluation en équité est délicate puisqu’il s’agit d’un dommage non économiquement exprimable. L’indemnisation du dommage matériel demande du juge qu’il sorte de son expertise juridique pour apprécier des données purement scientifiques, dans des domaines variés et généralement difficilement objectivées par les parties requérantes. Le dommage écologique est en plus apprécié selon son caractère éventuellement irréversible, urgent, et selon la sensibilité de chacun face à des enjeux globaux. Enfin, le lien causal doit être établi. Le temps qui sépare le fait générateur de l’apparition du dommage ou encore l’existence de multiples causes peuvent rendre difficile la charge de la preuve et donc l’appréciation du juge.
Il découle de ces contraintes liées à la problématique de la responsabilité civile environnementale des décisions décevantes. Ainsi, le tribunal correctionnel de Flandre orientale, division de Gand, a estimé que l’article 1382 s’opposait à l’octroi d’un dédommagement moral supérieur à la réparation symbolique d’un euro en cas d’atteinte à l’intérêt collectif pour lequel l’association de défense de l’environnement a été constituée lorsqu’il s’agit d’un dommage à des éléments de l’environnement qui n’appartient en propre à personne (14).
La Cour constitutionnelle, saisie de la question, va clarifier les principes de la réparation. D’une part, elle va affirmer qu’il n’est pas impossible d’évaluer concrètement le dommage moral subi par une association. D’autre part, elle va préciser que l’article 1382 doit s’interpréter de manière à ce qu’une association ne soit pas privée du droit à la réparation intégrale de son préjudice causé par une atteinte à l’intérêt collectif pour lequel elle a été constituée (15). La spécificité du préjudice écologique est reconnue ainsi que le droit pour le juge de faire évoluer l’interprétation de l’article 1382 du Code civil.
L’arrêt de la cour d’appel de Liège du 26 mai 2021
La cour a condamné huit individus prévenus de tenderie, de faux et d’usage de faux, de détention et de recel d’oiseaux sauvages dont certaines espèces protégées (16). La Région wallonne, au même titre que l’A.S.B.L. Natagora et l’A.S.B.L. La ligue royale belge pour la protection des oiseaux (A.S.B.L. L.R.B.P.O.), se sont constituées parties civiles et se sont vu reconnaître un préjudice écologique distinct de leur préjudice économique et moral.
Par jugement prononcé le 9 mars 2020, le tribunal de première instance de Liège, division de Verviers, a déclaré les demandes des parties civiles recevables et partiellement fondées (17). Le tribunal a condamné les prévenus à des indemnisations allant de 100 euros à 6.000 euros (18). La cour d’appel de Liège va recevoir le préjudice écologique
des trois parties civiles. Elle va, sur la base des jurisprudences précitées (19), rappeler le droit de la victime à la réparation intégrale de son préjudice et le devoir du juge d’évaluer in concreto ce préjudice et va le distinguer du dommage moral
que peut subir l’association de protection de l’environnement en cas d’atteinte à l’intérêt collectif pour lequel elle a été constituée.
La Région wallonne sollicitait la réparation de son préjudicie pour avoir soustrait un nombre considérable d’oiseaux sauvages dont la plupart sont rares, vulnérables ou en déclin, lesquels constituent le patrimoine de tous les habitants de la région dont elle est la garante. Elle évalue son préjudice à 202.500 euros à répartir entre chacun des prévenus.
En confirmant l’existence d’infractions à des dispositions environnementales, la cour statue sur l’existence d’une faute pouvant engager la responsabilité environnementale. Toutefois, la cour soutient que l’admission du préjudice écologique comme dommage personnel ne dispense pas la Région wallonne d’une démonstration de la réalité du préjudice collectif qu’elle allègue, ni du lien entre ce préjudice et les actes culpeux commis par les prévenus. Partant, au regard de la demande d’indemnisation, la cour estime que le coût lié à la restauration d’habitat d’oiseaux n’est pas en lien causal avec
les infractions et que l’atteinte à la biodiversité n’est pas suffisamment démontrée par le biais d’un simple inventaire des espèces capturées. L’atteinte à la biodiversité correspond concrètement à l’empêchement de reproduction des oiseaux au cours de la détention et à l’incapacité pour une minorité d’oiseaux d’être réintroduits dans le milieu naturel de manière viable suite à la détention. L’absence de certitude quant à l’étendue précise du dommage ne peut toutefois exclure une indemnisation qui reflète raisonnablement la valeur de la dégradation ou la perte de biens et de services environnementaux. Le dommage doit donc être évalué en équité. Sur cette base, la cour confirme les sommes allouées en première instance, les considérant satisfaisantes. La demande d’indemnisation de la Région wallonne (202.500 euros) est donc réduite à 11.100 euros. En outre, en se référant à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (arrêt mentionné ci-dessus) la cour d’appel va reconnaître un préjudice moral propre « en ce que les agissements culpeux des prévenus ont porté atteintes aux valeurs fondant son identité et sa compétence en matière de conservation de la nature et plus
particulièrement de protection des oiseaux dont elle est garante ». À défaut d’élément précis, le dommage moral est évalué ex aequo et bono à la somme symbolique d’un euro à titre définitif.
L’A.S.B.L. L.R.B.P.O. sollicitait une indemnisation de son préjudice écologique d’un montant total de 1.482.072,50 euros réparti entre les prévenus. L’A.S.B.L. justifiait ce montant en fixant une valeur économique pour chaque oiseau (30 euros) pondérée selon la rareté et l’état déclinant ou non de l’espèce. La cour refuse cette évaluation du dommage et confirme les montants alloués par le tribunal de première instance (14.600 euros) auxquels elle rajoute la condamnation d’un prévenu à une somme de 500 euros.
La cour va également rejeter les demandes des trois parties civiles de désigner un expert judiciaire zoologiste dont la mission serait de déterminer précisément le préjudice.
Entre la politique de l ’apaisement et le branle-bas de combat il faut choisir
Certes, la cour fait sienne et conforte les avancées jurisprudentielles en ce qui concerne l’accès à la justice et l’interprétation de l’intérêt d’agir d’une association de protection de l’environnement. Les préjudices écologiques et moraux des trois parties civiles sont déclarés recevables de manière non-équivoque. Quant à la réparation du dommage, la cour distingue le dommage écologique personnel, pour lequel elle admet le principe de réparation intégrale et concrète, ainsi que le dommage moral en tant qu’atteinte à l’intérêt collectif pour lequel l’association a été constituée. La cour admet une réparation distincte pour ces deux préjudices, ce qui, sur le principe est une avancée majeure qui nous paraît être dans la continuité des évolutions jurisprudentielles de nos Hautes juridictions rappelées ci-dessus.
Toutefois, certains jugeront que le juge s’est frileusement retranché derrière ses réflexes traditionnels lors de l’évaluation du dommage. Il rappelle ainsi que tant le dommage écologique que le dommage moral sont difficilement quantifiables et
doivent donc être évalués en équité. Le dommage écologique est drastiquement réduit par rapport à la demande et le dommage moral est évalué symboliquement à un euro. Le refus de désignation d’un expert pour déterminer la valeur réelle du préjudice laisse croire que le préjudice n’est pas déterminable techniquement, ce qui est contestable.
À l’instar des grands procès climatiques (20), il s’agit d’un arrêt encourageant sur les principes mais qui manque d’audace dans sa concrétisation. Les préjudices écologique et économique sont certes indemnisés de manière tout à fait distincte mais on ne peut s’empêcher de penser que le critère économique est à nouveau mis dans la balance lorsque qu’il s’agit d’indemniser un dommage qui n’est pas subi, pour ainsi dire, « personnellement » par la victime. La crainte d’octroyer une indemnisation financière que l’on supposerait supérieure à une atteinte difficilement quantifiable économiquement
et dont la victime pourrait « bénéficier » en est sans doute la raison. Par conséquent, on constate une tendance à apprécier a minima l’indemnisation de pareil préjudice.
Le régime français de la responsabilité environnementale (article 1249 du Code civil) pourrait répondre à cette crainte en évitant un enrichissement personnel sans impact sur la sauvegarde de l’environnement qui pousse certains juges à considérer l’allocation de dommages écologiques comme une pénalité plus que comme une réparation. Il prévoit que les sommes allouées à titre d’indemnisation doivent être expressément affectées à la réparation de l’environnement ; le destinataire des sommes devant justifier cette affectation. Cette obligation corolaire semble utile pour apporter une protection effective de l’environnement mais surtout elle pourrait permettre au juge de se sentir plus à l’aise pour allouer des montants plus importants. L’indemnisation est alors fixée en fonction des montants nécessaires à la
remise en état du préjudicie écologique.
La justice intervient avec prudence dans la lutte pour la protection de l’environnement. Au vu des engagements internationaux, des enjeux sociétaux et des responsabilités politiques, le juge pourrait s’émanciper des réflexes classiques en matière de réparation du préjudice pour appréhender les particularités de la responsabilité environnementale.
Il devra faire preuve d’imagination et de créativité. À l’avenir, nous pouvons espérer que l’évaluation en équité soit appliquée de manière moins pusillanime et que les réticences du juge poussent le législateur à s’inspirer du régime français d’affectation des sommes allouées à titre d’indemnisation. Nous pourrons alors considérer que l’arrêt de la cour d’appel de Liège est une étape dans l’évolution d’une jurisprudence consciente des enjeux environnementaux et respectueuse de ses spécificités et non un exercice intellectuellement ambitieux mais dont les conséquences pratiques s’avèreront anodines.
Bien que ce soit Chamberlain qui déclara la guerre à l’Allemagne, on lui reprocha longtemps de ne pas avoir su préparer son pays pour l’affrontement. Churchill, plus impulsif, s’impatientait de la lenteur du réarmement. Radical dans ses prises de positions, il s’opposait à la politique d’apaisement de Chamberlain. Entre la vision de ces deux protagonistes, il faudra choisir.
Corentin BARTHELEMY
Avocat au barreau de Mons
1 C-H. BORN., « L’accès à la justice en matière d’environnement en Belgique : la révolution d’Aarhus enfin en marche
», in Droits fondamentaux et environnement, A. Braen (éd.), Monréal, Wilson & Lafleur, 2013, pp. 305 et s.
2 En France, la loi 2016-1097 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, a consacré le principe du préjudice écologique et de sa réparation dans le Code civil (articles 1246 à 1252).
3 Articles 17 et 18 du Code judiciaire.
4 Notamment lorsque l’objet statutaire concerne la protection de l’environnement.
5 Cass., 19 novembre 1982, Eikendaele, Pas. 1983, I, p. 338.
6 Cass., 25 octobre 1985, Neerpede, Pas., 1986, I, p. 219 et Cass., 9 novembre 1983, Rev. dr. pén., 1984, p. 330 : une action civile introduite par une association devant une juridiction pénale est irrecevable car elle ne peut être exercée par celui qui, sans être directement et personnellement lésé, tend uniquement au rétablissement d’un intérêt général et public lésé par l’infraction.
7 Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, signée à Aarhus le 25 juin 1998, approuvée par la loi du 17 décembre 2002, article 1er, M.B., 24 avril 2003. p. 22128.
8 Également à la suite de décisions contournant la rigueur de la jurisprudence Eikendaele et notamment Corr. Eupen (2e ch.), 22 novembre 1989, Amén., 1990, p ; 41 ; Pol. Bastogne, 6 mai 1991, Amén., 1991, p. 173 ; Corr. Marche-en-Famenne, 13 décembre 1991, inédit.
9 Cass. 11 juin 2013, PP et PSLV c. Gewestelijke Stedenbouwkundig Inspecteur et M. vzw, P.12.1389.N, Pas.,
2013, p. 1326.
10 C.E. (13e ch.), 24 janvier 2017, A.S.B.L. L’Érablière, n° 237.118.
11 C.C., 21 janvier 2016, n° 7/2016, point B.7.2.
12 À noter qu’il existe des régimes de responsabilités objectives pour la réparation de préjudice écologique collectif. Entre-autre, la directive 2004/35/CE du 21 avril 2004 sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux, article 1er, J.O.U.E., L.143 du 30 avril 2004, instaure un régime de responsabilité spécifique fondé sur le principe du « pollueur-payeur » sans accorder de droit d’indemnisation aux personnes privées.
13 Cass., 17 février 2012, Pas., 2012, n° 119, p. 374.
14 Corr. Flandre orientale, div. de Gand, 22 octobre 2014.
15 C.C., 21 janvier 2016, n° 7/2016, points B.10 et B.11.
16 La tenderie consiste à braconner des oiseaux sauvages, en vue de les détenir et de les vendre, généralement en qualité d’oiseau d’élevage. Quelques 1.350 oiseaux ont été saisis chez les prévenus, soupçonnés d’exercer cette pratique illégale depuis plus de dix ans.
17 Liège, div. de Verviers, 9 mars 2020, n° 2020/169, Tijd. V. Milieurecht, 2021, p. 656.
18 L’A.S.B.L. Natagora pour un montant de 3.500 euros, l’A.S.B.L. La ligue royale belge pour la protection des oiseaux pour un montant de 14.600 euros et la Région wallonne pour un montant de 11.100 euros.
19 Cass. 11 juin 2013, P.12. 1389, Pas., 2013, p. 1326 ; Cass., 17 février 2012, Pas., 2012, n° 119.
20 Lire J.-M. GOLLIER, « Droit des sociétés : Shell, le profit après le climat », J.T., Larcier, 2021.